Que se passe-t-il en nous ?

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Accorder une attention à ce qui se joue en nous est à la fois simple et difficile. Oser entendre la voix qui souffre sans en accuser quiconque, sans la fuir et lui superposer nos commentaires. Sans la subir comme une fatalité.

Cela demande du temps et de la bienveillance. Une intelligence du cœur plus que de l’esprit.

Il s’agit de s’ouvrir à ce qui nous arrive. Ne rien exclure de nous. S’ouvrir à ce qui survient comme le fait un parent attentionné du trouble de son enfant.

Sans jugement, sans commentaires.

 

C’est une attitude de silence et d’attention qui reçoit tout mais ne prend rien pour argent comptant, qui ne pose aucune intention ni action sur ce qui est perçu. Une conscience qui est celle de la méditation.

Qui demande donc un entraînement.

A la fois simple et difficile.

 

L’expérience de Bastien :

 

« Dans la petite chapelle un peu sombre, je venais de dire quelques mots, de parler à mon frère, qui reposait désormais dans son cercueil au milieu de l’assemblée.

Je me sentais en équilibre, comme sur un fil.

La tête un peu vide. Centré sur les quelques mots simples que je voulais lui adresser au seuil de son éternité.

Puis, quelques instants après avoir regagné ma place, la tension liée au fait de prononcer ces paroles de façon intelligible pour l’assemblée, de faire cela dignement, a disparu.

J’ai regardé le cercueil.

Mes paroles venaient d’être les dernières paroles que je lui adresserais.

J’ai senti ma gorge se serrer brusquement.

Une sensation de vide a envahi ma poitrine. Une sorte de trou noir avançait juste devant moi et je disparaissais dedans petit à petit.

C’était mes poumons, mon cœur, mon diaphragme et le haut de mes viscères qui  disparaissaient.

Je me souviens avoir éprouvé comme une interrogation intérieure, très fugitive. Une porte de sortie. Une fraction de seconde, j’ai perçu que je pouvais quitter ce processus.

Me reprendre.

Et, conjointement, j’avais l’impression que cette profonde déstabilisation était juste.

Je pouvais m’y laisser aller. Bien que je puisse aussi reprendre le contrôle.

Je ne me souviens pas avoir hésité. J’éprouvais en même temps que les désagréments physiques liés au trou noir une sorte de quiétude. Quelque chose (et je ne saurais dire quoi) me sécurisait.

M’abandonner aux bords de ce gouffre intérieur n’était pas si effrayant. C’était comme une vague qui allait m’emporter et c’était bien.

Je m’y laissai aller.

Dans la petite chapelle, sur ma chaise, j’ai sombré dans un torrent de larmes. Il n’y avait plus rien autour. Juste moi et un tsunami qui me submergeait. Je ne sais combien de temps cela dura.

Certainement longtemps au regard de ce que les conventions sociales autorisent pour l’expression d’un chagrin brutal chez un homme de sexe masculin.

Après, je me suis senti bien. Triste mais bien.

Au regard des circonstances difficiles de ce deuil, je n’ai souffert d’aucune suite corporelle.

Moi qui étais coutumier de somatisations assez fortes à la suite d’une émotion moyenne, là, rien !

Plus tard, bien plus tard, j’ai compris que c’est là, en sanglotant sur ma chaise dans la petite chapelle, que ma douleur avait pris sa juste place.

Que j’avais fait mon deuil ».

 

Bastien est un homme qui souffre de problèmes de dos.

Une somatisation qui lui est familière depuis des années.

Lors de la cérémonie d’enterrement de son frère sa peine est immense, mais il parvient à tenir bon pour adresser quelques mots d’adieu au défunt.

C'est après que se produit l'expérience qu'il décrit : il a conscience de l’ébranlement physique de son corps mais aussi que son esprit a le choix !

Il peut soit se redresser, "gérer", "contrôler", "faire face" ou bien se laisser aller à l’état de vulnérabilité qui le traverse.


En visite chez son médecin, quelques temps après, celui-ci constate que son dos va bien, ce qui les étonne tous les deux compte tenu du choc que fut la disparition de son frère.

 

Bastien lui raconte ce qu’il a vécu dans la chapelle.

« Vous avez pris le choc avec justesse », lui dit le médecin, « Cela vous a certainement épargné des conséquences corporelles». 

 

Cette ouverture à ce qui se passe en nous favorise notre adaptation, en créant une unité entre nous et ce qui nous arrive. Nous confier à cet être de chair, incarné et non animé par la seule pensée mais par un quelque chose qui nous échappe est un chemin laborieux, difficile, mais profondément libérateur.