Toute reproduction interdite
« Nous sommes faits de mémoire et d’oubli.
Et cette part d’oubli – cet oubli partiel de nos transformations permanentes – joue probablement un rôle important dans la préservation, tout au long de notre existence, de notre sentiment d’identité et de continuité.
Les réseaux de cellules nerveuses qui nous permettent aujourd’hui de reconnaître sans étonnement notre visage dans le miroir ont changé de manière subtile – s’adaptant progressivement aux modifications que le passage du temps à causées, dit Antonio Damasio.
Si nous savons que c’est notre image – que c’est de nous qu’il s’agit – c’est parce que nous avons en partie, confusément, oublié que notre visage a changé.
Tout souvenir qui émerge à notre conscience émerge d’une reconstruction »
Jean-Claude Ameisen, Les battements du temps, Babel, page 172
Qu’est-ce qui fait que nous retenons de notre enfance tel évènement et pas tel autre?
Pour quoi ne retenons-nous pas certains faits apparemment essentiels ?
Et pour quoi, des faits anodins demeurent des trésors dans notre vie ?
Parce que la mémoire répond elle aussi à la finalité d’être.
Nous mémorisons et nous oublions ce qui va orienter notre vie vers la conservation de la vie. La mémoire a comme fonction, outre de raconter nos histoires à nos petits-enfants, de favoriser notre adaptation aux autres et au monde. Il peut arriver que l’oubli des souvenirs réponde à cette même finalité. Nous nous souvenons pour « être plus » et il est probable que nous oublions aussi dans le même but.
Nous commençons à connaître certaines zones cérébrales impliquées dans des processus mémoriels, bien que de nombreux aspects du fonctionnement de la mémoire continuent de nous échapper. Parmi les nombreuses découvertes, on sait mieux qu’au creux du système limbique, l’hippocampe est une porte codant l’accès à la trace mémorielle stockée au niveau du cortex cérébral. L’amygdale cérébrale est, elle, considérée comme responsable du décodage des stimuli menaçants : sans amygdale cérébrale, plus de peur !
La représentation commune de la mémoire sous la forme d’une bibliothèque de données, stable, figée, classée est une illusion. Nous manions et remanions sans cesse nos souvenirs pour les faire aller dans le sens de nos besoins d’existence. Par conséquent, la fiction n’est jamais loin, alors même que nous jurons dire « la vérité ».
« Notre mémoire, de manière apparemment paradoxale, ne sert que si l’on s’en sert.
Et c’est lorsque nous les évoquons, et qu’ils ressurgissent dans notre conscience, que nos souvenirs peuvent se modifier ou disparaître.
Les mécanismes qui nous permettent de réinscrire dans notre mémoire les souvenirs que nous venons d’évoquer ne sont pas les mêmes que ceux qui ont permis leur inscription initiale dans notre mémoire durable.
Et pour cette raison, revivre ses souvenirs, c’est augmenter la probabilité de les oublier, de les transformer, ou de les remplacer par de nouveaux souvenirs.
Durant quelques heures, alors même que, en nous souvenant, nous pensons tenir la preuve que la trace de notre passé est bien inscrite en nous, le souvenir commence à se déstabiliser, à devenir fragile, labile, mouvant, prêt à se modifier.
Il pourra pendant cette période être oublié ou transformé en un nouveau souvenir qui prendra la place de l’ancien. Ou se réinscrire tel qu’il était, et être reconsolidé et préservé sous la forme qu’il avait avant de remonter à notre conscience.
Et ainsi, le souvenir qui vient de resurgir en nous doit être en quelque sorte recapturé, réappris, remémoré, réinscrit dans notre mémoire.
Plus la situation que nous vivons, et qui fait surgir un écho de notre mémoire –qui éveille un souvenir-, présente certaines différences par rapport à la situation ancienne dont nous avons gardé l’empreinte, et plus la probabilité est grande que le souvenir qui se réinscrira en nous aura été modifié.
Les traces anciennes seront réactualisées et remplacées par les traces récentes. Et quand nous croirons nous souvenir de la première fois, c’est ce souvenir récent, et non le souvenir ancien, qui remontera en nous sans que nous le sachions ».
Jean-Claude Ameisen, Les battements du temps, Babel, page 226
L’impressionnant travail cérébral qui a lieu à notre insu balance entre la mémorisation et l’oubli, au gré de l’orientation vers la survie de notre système, lui-même en permanence bousculé par l’accumulation de nos expériences.
Nous préservons mieux notre équilibre tantôt en nous souvenant, tantôt en oubliant !
C’est ainsi que l’on peut comprendre l’oubli apparent d’un souvenir traumatique. La personne a sans doute mieux construit sa vie en oubliant qu’en se souvenant.
C’est le cas des amnésies traumatiques complètes ou parcellaires, fréquentes chez les victimes de violences sexuelles dans l’enfance, phénomène qui a été découvert au début du XXème siècle chez des soldats traumatisés qui avaient perdu la mémoire des combats.
Dans ces cas de véritable cataclysme émotionnel, un mécanisme de sauvegarde fait disjoncter un circuit et isole la structure cérébrale à l’origine de la réponse émotionnelle (l’amygdale cérébrale), entraînant une anesthésie émotionnelle et physique, voire une dissociation.
L’hippocampe ne peut pas faire alors son travail d’encodage et de stockage de la mémoire, celle-ci reste dans l’amygdale sans être traitée, ni transformée en mémoire autobiographique. Cette mémoire traumatique, piégée hors du temps et de la conscience est inaccessible à la victime mais peut se « reconnecter », « s’allumer » lors de circonstances rappelant les faits traumatisants. Elle envahit alors l’espace psychique de la victime en lui faisant revivre les violences comme une machine à remonter le temps.
(D’après Muriel Salmona, Le Plus du Nouvel Observateur, 19 décembre 2013)
C’est ainsi que l’émotion peut surgir de la rencontre avec un événement en rapport avec une trace mémorielle conservée. Quelque chose se « reconstruit » à partir de cette information non pas refoulée, mais présente en dessous du seuil de la conscience.
Un événement qui arrive, un mot, une image, un parfum, un son, un objet peuvent devenir ainsi la source d’une sensation éprouvante.
Voire d'une réaction d'adaptation incompréhensible a priori.