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De tous temps, la société s’est organisée pour que les émotions extrêmes viennent le moins possible déstabiliser l’ordre public.
Pendant des siècles, les temps de carnavals, les grands rites religieux ou les spectacles publics donnaient aux gens l’espace-temps nécessaire pour se libérer des tensions accumulées dans leur vie.
Dans ces espaces, chacun pouvait donner libre cours à sa colère, à ses fantasmes, à ses peurs ou à son désespoir. Par projection (en s’assimilant à ce qui se jouait sous leurs yeux) ou directement (en vivant un jour ce qui était interdit le reste de l’année). La fonction cathartique de ces manifestations était officielle.
La dimension extrême était même favorisée comme une purge.
Autrefois, on donnait à ce domaine privé un espace public d’expression.
Il était évident que nul ne pouvait se passer de l’émotion comme forme d’existence. L’individu demeurait propriétaire de ses émotions et la société s’organisait pour donner un espace d’expression dans un temps et un espace bien encadrés. Ce qui était habituellement interdit devenait permis. Une inversion temporaire des règles établies dont la survivance demeure dans certains carnavals.
Bien entendu, il y avait des peurs, des colères et des peines exprimées avec intensité, mais aussi beaucoup de joies et d’enthousiasme.
Des drames avaient lieu bien sûr.
Des détournements, des abus, des forfaits et des crimes pouvaient survenir que l’ordre public réprimait, souvent avec violence.
La société régulait ainsi des manifestations totalement individuelles.
La fonction « purgative » en était clairement identifiée, comme le montre Aristote, à propos de la musique, dans ses écrits sur la politique :
« Nous voyons ces mêmes personnes, quand elles ont eu recours aux mélodies qui transportent l'âme hors d'elle-même, remises d'aplomb comme si elles avaient pris un remède et une purgation.
C'est à ce même traitement, dès lors, que doivent être nécessairement soumis à la fois ceux qui sont enclins à la pitié et ceux qui sont enclins à la terreur, et tous les autres qui, d'une façon générale, sont sous l'empire d'une émotion quelconque pour autant qu'il y a en chacun d'eux tendance à de telles émotions, et pour tous il se produit une certaine purgation et un allègement accompagné de plaisir.
Or, c'est de la même façon aussi que les mélodies purgatives procurent à l'homme une joie inoffensive».
Les rituels ont eu de tout temps une fonction stabilisatrice.
Un rituel est une forme d’art. Les deux termes partagent la même origine étymologique.
L’art, comme le rituel, est une représentation de la réalité. Ces rituels étaient nombreux et largement partagés, favorisant la reconnaissance et la cohésion des groupes.
Survint l’apparition de la pensée cartésienne et avec elle, une évolution fulgurante des techniques et des sciences. La suprématie de la pensée s’est installée et, avec elle, la prétention d’un contrôle toujours plus puissant de l’intelligence rationnelle et cognitive sur toutes les dimensions du vivant et de sa complexité.
Toujours plus de contrôle, toujours plus d’évaluations, toujours plus de normes.
Le regard porté sur les émotions s’en est ressenti.
Petit à petit, la pensée cartésienne, les technologies, le contrôle scientifique, l’universalisation de l’information, la diffusion de masse ont poussé la société à considérer le domaine émotionnel, intime et privé comme un phénomène à gérer et à réglementer.
Rituels, codes et autres recherches d’équilibrages des comportements se sont vus ainsi réduits par la pression sécuritaire. Les espace-temps qui permettent, aujourd’hui, ces équilibrages de comportements sont devenus très rares. On pourra citer la belle renaissance des fest-noz (inscrits au patrimoine culturel immatériel de l’humanité).
Sur un parking déserté de périphérie de ville, des dizaines voire quelques centaines de personnes dansent.
Des danses traditionnelles et collectives, au son d’orchestres qui se succèdent sur un podium provisoire.
Pas ou très peu de service d’ordre.
Pas ou très peu de forces de police.
Plus de hiérarchie sociale.
Plus de tranches d’âge.
Seulement des hommes et des femmes, jeunes et vieux, qui, par centaines (et parfois par milliers), dansent ensemble, en cercles immenses ou en longues files, effectuant à l’infini les mêmes mouvements, les mêmes pas, au même rythme exactement.
Au-delà de la musique et des danses traditionnelles, la fonction primitive des fest-noz semble réapparue : apaiser la fatigue et les sautes d‘humeur. Dans un bain collectif où chacun est à l’image de son voisin, sans aucun particularisme, l’attention et l’endurance nécessaires purgent la fatigue et les tensions. Une presque communion dans la longue répétition de gestes et de pas complexes, qui confère à une transe musicale.
Quand la musique s’arrête, chacun remonte en silence dans sa voiture et rentre chez soi. Le bar n’a pas donné lieu à beuveries, la foule n’a pas donné lieu à violences.
La société ne se charge plus uniquement de réguler les débordements possibles.
Elle crée des normes de plus en plus nombreuses.
Elle dispose des moyens de les imposer par le biais de molécules actives qui écrêtent les manifestations comportementales.
Au nom de la souffrance incluse dans l’émotion, la société décide qu’il est mieux pour la personne de réduire l’accès à ses émotions.
Mais qui décide de cela ?
Pour qui agit la société en faisant cela ?
Officiellement, pour la personne.
Une pensée officielle s’installe qui dicte ce qui est bon, non pour la société dans son ensemble mais pour la personne elle-même. Une pensée dominante et toute parentale de sachant de type « Je sais ce qui est bon pour toi ».
Mais réduire l’accès aux émotions enflamme le copilote qui prend alors de plus en plus le pouvoir sur le pilote.
C’est biologique !