La notion de copilotage

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                       Illustration Philippe Souleau
Illustration Philippe Souleau

A l'instar des véhicules de rallye, nous sommes copilotés.

 

Le copilote, c'est le cerveau reptilien. Au second plan de l’équipage, il est responsable dans un véhicule de rallye automobile de la veille face aux dangers immédiats et de la maintenance instantanée.

C'est un rapide, un sensitif, un charnel, un réactif, un intuitif. Il fonctionne à mille à l’heure mais s’épuise vite ou tient « sur les nerfs ». Irrationnel, viscéral, brutal, ultra-rapide, doté d’une immense sensibilité, d’une mémoire sensorielle surprenante, capable de faire des associations instantanées entre la perception du moment et d’autres très anciennes. Il a un fonctionnement binaire, plutôt trivial, avec des ressources tactiques très limitées. Il est focalisé sur le présent immédiat qu’il lit à l’aulne de sa mémoire ultra-sensible.

 

Le pilote, c'est le cerveau cognitif (limbique et cortex). Au premier plan de l’équipage, il est en charge de la conduite proprement dite, de la stratégie de la course.

C'est un lent, un cognitif doté de conscience, un mental, un rationnel, un cartésien, un déductif. Il va son rythme mais sa puissance intellectuelle est impressionnante. Logique, déductif, calculateur, analytique tout en étant capable de prospective, de synthèse, de conceptualisation. Il intègre la complexité des situations, conçoit à partir des informations du passé et celles du présent, bâtit des stratégies parfois très élaborées. Il est volontiers tourné vers le futur. Sa mémoire est celle de nos apprentissages, acquis par la répétition et l’intensité de certaines épreuves.

 

Avec ces deux « personnalités » aux commandes partagées du même véhicule, nous-mêmes, il y a parfois de l’ambiance …

Notre corps et notre esprit s’emmêlent, se chamaillent, se boudent, rivalisent et se subissent. C’est que le copilote assume le jeu de la vie et de la mort alors que le pilote assure le « Je » de la personne dans son écosystème. On peut comprendre qu’ils aient du mal à se synchroniser.

 

Quand la route est belle, que rien ne vient troubler le bon déroulement de l’itinéraire et se mettre en travers de la route, tout va bien :

 

Le pilote utilise tous ses apprentissages pour conduire le véhicule avec la meilleure efficience et cela ne l’empêche pas, en même temps, de bâtir des plans sur la suite du voyage, sur la façon dont il imagine gérer les difficultés futures de tel ou tel tronçon du parcours. En même temps encore, on peut le voir chantonner ou sourire au paysage qui défile.

 

Le copilote est en veille. On pourrait le croire absent. Mais son activité est toute intérieure : il contrôle que tout va bien. Comme un maître-nageur au bord d’une plage : il regarde. En boucle et de façon continue il vérifie qu’il n’y a rien d’anormal dans les bruits et le comportement du véhicule et que l’environnement extérieur ne recèle pas de danger, même potentiel.

 

Par contre, qu’un bruit suspect survienne dans le véhicule ou qu’un risque apparaisse sur le parcours et l’ambiance change du tout au tout.

 

C’est toujours le copilote qui réagit en premier. Traitement de la survie oblige, il perçoit mieux et plus vite, au risque d’assimiler tout changement à une notion de danger potentiel. Le pilote, lui, n’est sollicité, éventuellement, que dans un second temps.

Le temps qu’il réfléchisse …

 

Par exemple, le copilote a vu, au loin, un gamin qui courait derrière son ballon sur le trottoir. Sur une grande avenue semblable à celle-ci, il y a plus de trente ans, il a vu une gamine étendue sur le sol, qui venait de se faire renverser par une voiture. Pour lui, qui n’était à l’époque qu’un petit garçon, ce fut un choc immense, indescriptible, avec des mois de cauchemars.

Dans l’habitacle, au millième de seconde, sa réaction tombe, massive, sous forme d’un ordre au pilote :

-       Freine !

Et si le pilote ne s’exécute pas instantanément, c’est sous forme d’un hurlement violent qu’il réitérera son ordre.

Au moment où il entend l’ordre de freiner, le pilote, lui, n’a encore rien vu.

 

Ce qui va se passer à partir de cet instant même détermine la qualité du copilotage.

 

Quand la communication passe bien entre eux, quand le copilotage est harmonieux, alerté par son copilote, à l’instant même, le pilote lève le pied de l’accélérateur. Le véhicule ralentit. Ce sera le temps nécessaire au pilote pour apercevoir lui aussi l’information perçue par son compère. Ce décalage de temps correspond à l’écart de vitesse de traitement de la perception entre le cerveau reptilien et la partie cognitive qui prend conscience.

 

La seconde suivante, il est possible que copilote et pilote s’expliquent :

-   Copilote : « J’ai eu peur ! J’ai vu un mouvement sur le trottoir, un gamin qui courrait comme s’il allait traverser … »

-   Pilote : « Ok. Merci, mais au moment où tu m’as alerté, je ne l’avais pas vu »

 

Ce copilotage est harmonieux car le rythme des deux protagonistes est intégré. Le pilote prenant en compte l’information de son copilote, l’appréhension de la situation pourra se faire de concert.

Certes, l’alerte du copilote était sans doute disproportionnée et peut être interprétée comme abusive et envahissante ; pourtant elle est pertinente.

Dans un idéal de confort, Il aurait pu dire : « Tu as vu le gamin là-bas qui court derrière son ballon ? ». Mais la tempérance n’est pas sa nature. Quand d’après lui se produit sous ses yeux ou à ses oreilles un mouvement soudain, il y a danger. Alors il alerte pour faire réagir.

Point.

C’est comme cela qu’une espèce peut survivre aux dangers du monde extérieur qui menacent sa survie. C’est trivial mais ça marche dans l’immense majorité des cas !

 

Le pilote, quant à lui, sait qu’il n’y a pas d’alerte de son copilote sans danger. D’où sa réponse instantanée en levant le pied.

Sans nous en rendre compte, une majeure partie de nos journées sont rythmées par cette harmonie intérieure, nos deux pilotes intérieurs nous font exister en toute inconscience.

Mais quand le pilote feint de ne rien entendre de cette alerte, commente ou critique cette alerte, dénigre la pertinence de la réaction du copilote, ou bien amplifie à outrance : écrase la pédale de frein ou roule à deux à l’heure, alors il y a disfonctionnement entre les deux compères. Il y a émotion !

 

Cela aboutit à un copilotage pouvant déboucher sur une infinité de scénarii à répétition, selon les solutions défensives d’urgence :

  • Le copilote (qui ne cède jamais rien) réagit encore plus fort et de façon systématique. On imagine la qualité de vie dans le véhicule : à chaque micro-incident c’est le même drame qui se rejoue !
  • Le pilote se met à scruter l’environnement à la manière de son copilote pour éviter d’être surpris. La parano guette …
  • Le pilote ne voit plus comment s’en sortir, sachant qu’il ne peut pas changer de copilote … La déprime n’est pas loin.
  • Le pilote peut s’en prendre au gamin, ou encore aux parents du gamin, responsable d’avoir semé la panique au sein du véhicule : courir derrière un ballon sur le trottoir ! C’est sûrement interdit ! Un gamin + un ballon, c’est très dangereux pour les automobilistes !
  • Le pilote échafaude des stratégies pour ne plus avoir à conduire en ville le mercredi, jour des enfants … La vie va devenir vite assez compliquée !
  • Le pilote peut se mettre à crier encore plus fort que son copilote … A court terme on assistera à ces scènes surréalistes où des personnes entrent dans des colères effarantes lorsqu’elles ont peur. 

 

Avec un bon sens que le cerveau reptilien ne renierait pas, considérons que pour être en relation avec les autres, les aimer et nous organiser avec eux, encore faut-il être vivant !

C’est dans cette « bio-logique » que s’inscrit l’émotion dont la raison d’être est de nous informer de l’état de notre propre matière vivante, à chaque instant de notre quotidien.

C’est à cette expérience vivante de chaque instant que nous pouvons nous fier.

  • A l’information sensorielle qui nous donne à éprouver notre réalité corporelle sur l’instant.
  • A la douleur qui nous saisit en touchant le feu.
  • Au malaise qui nous envahit en entendant une parole empreinte de peur.
  • A la colère qui nous fait nous redresser juste après un choc sensoriel.
  • A la fatigue qui s’impose face à une exigence.
  • A la valse intérieure, toute biologique, qui nous rappelle à notre intégrité.
  • A cette seule vérité intérieure, intime certes, mais réelle parce qu’elle n’a pas traversé le prisme de notre mental.

 

Se fier à cette information ne signifie pas s’y soumettre.

 

Ce n’est pas une vérité absolue, mais une vérité singulière, la nôtre.

Inutile de vouloir prouver aux autres le bien fondé de notre expérience intérieure. Illusoire de leur demander de changer de comportement au prétexte de nous éviter d’avoir à éprouver de nouveau ce malaise, cette colère ou cette fatigue.

Ce malaise, cette colère ou cette fatigue nous appartiennent en propre.

Nous en sommes responsables.

Serions-nous responsables de tout ce qui se joue en nous, même de ce qui nous échappe ?

Bien que le propos paraisse injuste, nous sommes responsables de ce que nous sommes comme de ce que nous faisons des évènements qui jalonnent notre vie.

 

« Lorsque quelqu’un te met en colère, sache que c’est ton jugement qui te met en colère ». Epictète.

 

Voilà qu’au détour d’une conversation animée avec un ami, sous l’effet de la surprise ou de la colère, nous lâchons le « mot de trop » :

« Tu as le même côté misogyne que ton père, c’est insupportable ! »

Instantanément, nous observons l’impact chez notre ami : mouvement de recul, visage qui se ferme, retrait de la conversation et silence. 

Clairement, la phrase était malencontreuse. Nous aimerions tant la rattraper ! 

Trop tard.

 

Nous sommes responsables des mots que nous avons prononcés.

Responsables en totalité de ce qui nous appartient : de notre histoire corporelle et mentale, de la conservation en mémoire de certaines expériences, de la construction de nos modèles et d’un monde de certitudes, de l’impact en soi du comportement de notre ami, de notre réaction défensive sous la forme de cette phrase et de la façon dont nous avons ainsi rétabli notre équilibre.

Nous sommes responsables de tout cet ensemble qui fait de nous un être humain, vulnérable et fort à la fois.

 

Sommes-nous responsables de ce que notre ami fait de notre parole ? Sommes-nous responsables de ce qui lui appartient en totalité : son histoire corporelle et mentale, sa mémoire de ses expériences, son modèle du monde et ses certitudes ? Sommes-nous responsables du fait qu’il ait été touché par notre parole, de sa réaction défensive sous forme de retrait et de silence et donc de sa façon de recouvrer son équilibre ?

 

Mauvaise nouvelle : nous ne pouvons pas nous décharger, que ce soit sur les autres ou les objets, de ce qui nous incombe.

Bonne nouvelle : nous pouvons prendre en considération ces mouvements qui nous animent et entendre cette logique intérieure pour nous humaniser.

 

L’être incarné que nous sommes peut se fier à son propre langage corporel. 

Il est à la source de notre responsabilité. 

 

(D'après des extraits de l'ouvrage "E.M.O.T.I.O.N.",