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Transcription du texte d'Henri Laborit
dans "Mon oncle d'Amérique"
Film de Alain Resnais, 1980
Les plantes peuvent se maintenir en vie sans se déplacer. Elles puisent leur nourriture directement dans le sol à l’endroit où elles se trouvent. Et grâce à l’énergie du soleil, elles transforment cette matière inanimée qui est dans le sol en leur propre matière vivante.
Les Animaux, eux, dont l’homme qui est un animal, ne peuvent se maintenir en vie qu’en consommant cette énergie qui a déjà été transformée par les plantes et ça, ça exige de se déplacer. Ils sont forcés d’agir à l’intérieur d’un espace.
Pour se déplacer dans un espace, il faut un système nerveux. Ce système nerveux va agir, va permettre d’agir et toujours pour la même raison : pour assurer la survie. Si l’action est efficace, il va en résulter une sensation de plaisir.
Ainsi une pulsion pousse les êtres vivants à maintenir leur équilibre biologique, leur structure vivante à se maintenir en vie.
Cette pulsion va s’exprimer dans quatre comportements de base :
Un cerveau ça ne sert pas à penser, ça sert à agir.
L’évolution des espèces est conservatrice et dans le cerveau des animaux on trouve des formes très primitives.
Il y a un premier cerveau que Mac Lean a appelé le cerveau reptilien.
C’est celui des reptiles, en effet, qui déclenche les comportements de survie immédiate sans quoi l’animal ne pourrait pas survivre. Boire, manger, ce qui lui permet de maintenir sa structure et copuler qui lui permet de se reproduire.
Et puis dès qu’on arrive aux mammifères, un second cerveau s’ajoute au premier, et d’habitude on dit (avec Mac Lean encore) que c’est le cerveau de l’affectivité.
Je préfère dire que c’est le cerveau de la mémoire.
Sans mémoire de ce qui est agréable, il n’est pas question d’être heureux, triste, angoissé, il n’est pas question d’être en colère ou d’être amoureux et on pourrait presque dire qu’un être vivant est une mémoire qui agit.
Et puis un troisième cerveau s’ajoute aux deux premiers.
Chez l’homme il a pris un développement considérable. On l’appelle un cortex associatif. Cela veut dire qu’il associe les voies nerveuses sous jacentes, qui ont gardé la trace des expériences passées.
Il les associe d’une façon différente de celle où elles ont été impressionnées par l’environnement au moment même de l’expérience.
C'est-à-dire qu’il va pouvoir créer, réaliser un processus imaginaire. Dans le cerveau de l’homme, ces trois cerveaux, superposés, existent toujours. Nos pulsions sont toujours celles, très primitives, du cerveau reptilien.
Ces trois étages du cerveau devront fonctionner ensembles et pour ce faire, ils vont être reliés par des faisceaux.
L’un, on peut l’appeler le faisceau de la récompense.
L’autre on peut l’appeler celui de la punition (c’est lui qui va déboucher sur la fuite et la lutte).
Un autre encore est celui qui va aboutir à l’inhibition de l’action.
Par exemple, la caresse d’une mère sur son enfant, la décoration qui va flatter le narcissisme d’un guerrier, les applaudissements qui vont accompagner la tirade d’un acteur, tout cela libère des substances chimiques dans le faisceau de la récompense et aboutira au plaisir de celui qui en est l’objet.
A propos de la mémoire, au début de l’existence, le cerveau est encore immature. Dans les deux ou trois premières années de la vie d’un homme, l’expérience qu’il aura du milieu qui l’entoure sera indélébile et constituera quelque chose de considérable pour l’évolution de son comportement dans toute son existence.
Nous devons nous rendre compte que ce qui pénètre dans notre système nerveux depuis la naissance et peut-être avant, in utéro, les stimuli qui vont pénétrer dans notre système nerveux, nous viennent essentiellement des autres.
Finalement nous ne sommes que les autres.
Quand nous mourons, ce sont les autres que nous avons intériorisés dans notre système nerveux, qui nous ont construit, qui ont construit notre cerveau, qui l’ont rempli, qui vont mourir.
Ainsi nos trois cerveaux sont là, les deux premiers fonctionnent de façon inconsciente : nous ne savons pas ce qu’ils nous font faire : pulsions, automatismes culturels et le troisième nous fournit un langage explicatif qui donne toujours une excuse, un alibi, au fonctionnement inconscient des deux premiers.
Je crois qu’il faut se représenter l’inconscient comme une mer profonde et ce que nous appelons le conscient comme l’écume qui nait, qui disparaît, renaît à la crête des vagues : c’est la partie très superficielle de cet océan qui est écorché par le vent.
On peut donc distinguer quatre types principaux de comportements :
Situation n° 1 :
On prend un rat qu’on met dans une cage à deux compartiments, c'est-à-dire dont l’espace est séparé par une cloison, dans laquelle se trouve une porte, ouverte.
Le plancher de la cage est électrifié par intermittence d’un côté ou de l’autre de la cloison.
Avant que le courant électrique passe dans le grillage du plancher, un signal prévient l’animal qui se trouve dans la cage que quatre secondes après le courant va passer. Il ne le sait pas au départ.
Il s’en aperçoit vite.
Au début il est inquiet, mais très rapidement il s’aperçoit qu’il y a une porte ouverte et il passe dans la pièce à côté.
La même chose va se reproduire quelques secondes après dans le compartiment où il vient de se réfugier, mais il apprendra aussi très vite qu’il peut éviter la punition du petit choc électrique dans les pattes en passant dans le compartiment de la cage dans lequel il était au début.
Et ainsi de suite …
Cet animal qui subit cette expérience pendant une dizaine de minutes par jour pendant sept jours consécutifs va être en parfait état, en parfaite santé au bout de ces sept jours. Son poil est lisse, il ne fait pas d’hypertension artérielle. Il a évité par la fuite la punition. Il a maintenu son équilibre biologique.
Ce qui est facile pour un rat en cage est beaucoup plus difficile pour un homme en société. En particulier certains besoins ont été créés par cette vie en société et cela depuis son enfance. Et il est rare qu’il puisse, pour assouvir ses besoins, aboutir à la lutte lorsque la fuite n’est pas efficace.
Quand deux individus ont des projets différents où le même projet mais qu’ils entrent en compétition pour la réalisation de ce même projet, il y a un gagnant, un perdant, il y a établissement d’une dominance de l’un des individus par rapport à l’autre.
La recherche de la dominance dans un espace qu’on peut appeler le territoire, est la base fondamentale de tous les comportements humains, et ceci, en pleine inconscience des motivations.
Il n’y a donc pas d’instinct de propriété.
Il n’y a donc pas non plus d’instinct de dominance.
Il y a simplement l’apprentissage par le système nerveux d’un individu de la nécessité pour lui de conserver à sa disposition un objet ou un être qui est aussi désiré, envié, par un autre être.
Et il sait par apprentissage, que dans cette compétition, s’il veut garder l’objet et l’être à sa disposition, il devra dominer.
Nous avons dit déjà que n’étions que les autres.
Un enfant sauvage abandonné loin des autres ne deviendra jamais un homme. Il ne saura jamais même marcher ni parler.
Il se conduira comme un petit animal. Grace au langage, les hommes ont pu transmettre de générations en générations toute l’expérience qui s’est faite au cours des millénaires du monde.
Il ne peut plus maintenant (et depuis longtemps déjà) assurer à lui seul sa survie. Il a besoin des autres pour vivre, il ne sait pas tout faire, il n’est pas polytechnicien.
Dès le plus jeune âge la survie du groupe est liée à l’apprentissage, chez le petit de l’homme, de ce qui est nécessaire pour vivre heureux en société. On lui apprend à ne pas faire caca dans sa culotte, à faire pipi dans son pot. Et puis très rapidement on lui apprend comment il doit se comporter pour que la cohésion du groupe puisse exister.
On lui apprend ce qui est beau, ce qui est bien, ce qui est mal, ce qui est laid, ce qu’il doit faire et on le punit ou on le récompense quelle que soit sa propre recherche du plaisir.
On le punit et on le récompense suivant que son action est conforme ou non à la survie du groupe.
Le fonctionnement de notre système nerveux commence à peine à être compris.
Il y a une vingtaine ou une trentaine d’années que nous sommes capables de comprendre comment, à partir des molécules chimiques qui le constituent et qui en forment la base, s’établissent les voies nerveuses qui vont être codées, imprégnées par l’apprentissage culturel.
Et tout cela dans un mécanisme inconscient, c'est-à-dire que nos pulsions et nos automatismes culturels seront masqués par le langage, par un discours logique.
Le langage ne contribue ainsi qu’à cacher la cause des dominances, des mécanismes d’établissement de ces dominances et à faire croire à l’individu qu’en œuvrant pour l’ensemble social il réalise son propre plaisir, alors qu’il ne fait en général que maintenir des situations hiérarchiques qui se cachent sous des alibis langagiers, des alibis fournis par le langage, qui lui sert en quelques sortes d’excuses.
Situation n° 2 :
Dans cette seconde situation, la porte de communication entre les deux compartiments est fermée.
Le rat ne peut pas fuir.
Il va donc être soumis à la punition à laquelle il ne peut pas échapper.
Cette punition va provoquer chez lui un comportement d’inhibition.
Il apprend que toute action est inefficace. Qu’il ne peut ni fuir, ni lutter. Il s’inhibe.
Et cette inhibition qui s’accompagne d’ailleurs chez l’homme de ce qu’on appelle l’angoisse, s’accompagne aussi dans son organisme de perturbations biologiques extrêmement profondes.
Si bien que si un microbe passe dans les environs, ou s’il en porte sur lui-même, alors que normalement il aurait pu le faire disparaître, là ne pouvant pas, il fera une infection.
S’il a une cellule cancéreuse qu’il aurait détruite, il va faire une évolution cancéreuse. Et puis ces troubles biologiques aboutissent à tout ce qu’on appelle les maladies de civilisations ou psychosomatiques : les ulcères de l’estomac, les hypertensions artérielles, ils aboutissent à l’insomnie, à la fatigue, au « mal être ».
Situation n° 3 :
Dans cette troisième situation, le rat ne peut toujours pas fuir, il va donc recevoir toutes les punitions, mais il sera en face d’un autre rat qui lui servira d’adversaire.
Dans ce cas, il va lutter.
Cette lutte est absolument inefficace. Elle ne lui permet pas d’éviter la punition.
Mais il agit.
Un système nerveux, ça ne sert qu’à agir.
Ce rat ne fera aucun accident pathologique de ceux que nous avions rencontrés dans le cas précédent.
Il va être en très bon état, et pourtant il aura subi toutes les punitions.
Or, chez l’homme, les lois sociales interdisent généralement cette violence défensive.
L’ouvrier qui voit tous les jours son chef de chantier dont la tête ne lui revient pas, ne peut pas lui casser la figure, parce qu’on lui enverrait les agents, et il ne peut pas fuir car il se retrouverait au chômage.
Et tous les jours de la semaine, toutes les semaines du mois, tous les mois de l’année et des années qui parfois se succèdent, il est en inhibition de l’action.
L’homme a plusieurs façons de lutter contre cette inhibition de l’action.
Il peut le faire par l’agressivité et l’agressivité n’est jamais gratuite, elle est toujours en réponse à une inhibition de l’action. On débouche sur une explosion agressive qui est rarement rentable mais qui, sur le plan du fonctionnement du système nerveux, est parfaitement explicable.
Ainsi, répétons-le, cette situation dans laquelle un individu peut se trouver inhiber dans son action, si elle se prolonge, commande à toute la pathologie.
Les perturbations biologiques qui l’accompagnent vont déchainer aussi bien l’apparition de maladies infectieuses que de tous les comportements de ce qu’on appelle les maladies mentales.
Quand son agressivité ne peut plus s’exprimer sur les autres, elle peut encore s’exprimer sur lui-même de deux façons :
L’inconscient constitue un instrument redoutable non pas tellement par son contenu refoulé (refoulé parce que trop douloureux à exprimer car il serait puni par la socio culture) mais par tout ce qui est au contraire autorisé et quelque fois même récompensé par cette socio culture et qui a été placée dans le cerveau de l’homme depuis sa naissance.
L’homme n’a pas conscience que c’est là et pourtant c’est ce qui guide ses actes.
C’est cet inconscient là (qui n’est pas l’inconscient freudien) qui est le plus dangereux.
En effet, ce qu’on appelle la personnalité d’un homme, d’un individu, se bâtit sur un bric à brac de jugements de valeurs, de préjugés, de lieux communs, qu’il traîne et qui à mesure que son âge avance, deviennent de plus en plus rigides et sont de moins en moins remis en question.
Et quand une seule pierre de cet édifice est enlevée tout l’édifice s’écroule.
Il découvre l’angoisse.
Et cette angoisse ne reculera pour s’exprimer ni devant le meurtre pour l’individu, ni devant le génocide ou la guerre pour les groupes sociaux.
On commence à comprendre par quels mécanismes, pourquoi et comment, à travers l’histoire et dans le présent se sont établies les échelles hiérarchiques de dominance.
Pour aller sur la lune, on a besoin de connaître les lois de la gravitation.
Quand on connaît les lois de la gravitation, ça ne veut pas dire qu’on se libère de la gravitation, ça veut dire qu’on les utilise pour faire autre chose.
Tant que l’on n’aura pas diffuser très largement à travers les hommes de cette planète, la façon dont fonctionne leur cerveau, la façon dont ils l’utilisent, tant qu’on leur a pas dit que jusqu’ici ça a toujours été pour dominer l’autre, il y a peu de chances qu’il y ait quelque chose qui change (guerres, génocides, affrontements …).